Ma bonne mère
"Vous avez commencé chez moi !" ; elle était si fière que mes premiers pas d'aide à domicile aient été faits auprès d'elle. Nous n'avions pas mis longtemps à nous entendre, elle m'aimait comme sa fille et me le disait souvent. Je l'aimais comme ma grand-mère et je lui disais souvent.
Parfois elle avait peur que je l'abandonne, et elle pleurait à chaudes larmes. "Vous êtes ma fille, promettez-moi que vous serez toujours là". Je lui promettais.
Quand j'arrivais le matin, elle était là assise sur son fauteuil à me guetter. Je l'amenais jusqu'à sa table de cuisine et lui servais son petit déjeuner. Quatre biscottes avec beaucoup de gelée de mûres, une tisane au tilleul et quelques médicaments. Elle n'en prenait pas beaucoup, elle était plutôt en forme. Dès que l'hiver arrivait, elle m'obligeait à boire un café avec elle. Je m'asseyais et je l'écoutais me raconter les histoires de sa vie que je connaissais par coeur, feintant l'étonnement et l'ignorance de la chute de l'histoire. Elle avait vécu la guerre, vu son père mourir, déjeuné sur une malle recouverte d'une nappe pendant des années, travaillé comme une damnée depuis ses seize ans.
Le dimanche je réglais sa télé sur la messe, et un jour où j'étais arrivée plus tard, nous avions assisté ensemble à l'Eucharistie. Ensemble nous avions récité le Notre Père et elle m'avait serrée longuement dans ses bras quand je m'étais penchée sur elle pour la paix du Christ. Elle aurait voulu que sa fille divorcée puisse communier, parce que son mari la frappait et que ce n'était pas de sa faute si elle était partie.
Elle me regardait travailler en me disant de ne pas trop en faire, et son plaisir était de me voir ranger les torchons et balai et venir près d'elle pour quelques minutes.
Le 1er janvier à 8h, elle m'avait obligée à boire une coupe de champagne et je n'avais pas pu la refuser. Dans son placard il y avait une boîte de chocolats pour chacune des personnes qui s'occupait d'elle toute l'année, de l'infirmière au médecin en passant par la femme de ménage. Tout n'était que bonté chez cette femme, qui relisait sa vie en se disant "bonne mère". C'était son unique fierté et sa raison d'avoir mené plusieurs combats tambour battant.
Lorsque submergée par ses angoisses elle était au plus mal, elle se ressaisissait toujours un peu le temps de me demander comment allaient "les gosses". Elle savait qui dormait mal la nuit, qui était sujet aux otites, et elle avait toujours un remède ancestral à me conseiller. Cela lui donnait, encore un peu, une raison d'être.
Je ne l'ai pas vue ces deux derniers week-end, je n'avais pas osé la prévenir parce qu'elle se mettait toujours à pleurer quand je lui annonçais mes absences. Elle est morte ce dimanche, et je n'étais pas là. Je lui avais promis. Et je n'étais pas là.
A Dieu Madame Champagne...