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Rien que pour aujourd'hui

2 février 2015

Ma bonne mère

"Vous avez commencé chez moi !" ; elle était si fière que mes premiers pas d'aide à domicile aient été faits auprès d'elle. Nous n'avions pas mis longtemps à nous entendre, elle m'aimait comme sa fille et me le disait souvent. Je l'aimais comme ma grand-mère et je lui disais souvent. 

Parfois elle avait peur que je l'abandonne, et elle pleurait à chaudes larmes. "Vous êtes ma fille, promettez-moi que vous serez toujours là". Je lui promettais. 

Quand j'arrivais le matin, elle était là assise sur son fauteuil à me guetter. Je l'amenais jusqu'à sa table de cuisine et lui servais son petit déjeuner. Quatre biscottes avec beaucoup de gelée de mûres, une tisane au tilleul et quelques médicaments. Elle n'en prenait pas beaucoup, elle était plutôt en forme. Dès que l'hiver arrivait, elle m'obligeait à boire un café avec elle. Je m'asseyais et je l'écoutais me raconter les histoires de sa vie que je connaissais par coeur, feintant l'étonnement et l'ignorance de la chute de l'histoire. Elle avait vécu la guerre, vu son père mourir, déjeuné sur une malle recouverte d'une nappe pendant des années, travaillé comme une damnée depuis ses seize ans. 

Le dimanche je réglais sa télé sur la messe, et un jour où j'étais arrivée plus tard, nous avions assisté ensemble à l'Eucharistie. Ensemble nous avions récité le Notre Père et elle m'avait serrée longuement dans ses bras quand je m'étais penchée sur elle pour la paix du Christ. Elle aurait voulu que sa fille divorcée puisse communier, parce que son mari la frappait et que ce n'était pas de sa faute si elle était partie. 

Elle me regardait travailler en me disant de ne pas trop en faire, et son plaisir était de me voir ranger les torchons et balai et venir près d'elle pour quelques minutes. 

Le 1er janvier à 8h, elle m'avait obligée à boire une coupe de champagne et je n'avais pas pu la refuser. Dans son placard il y avait une boîte de chocolats pour chacune des personnes qui s'occupait d'elle toute l'année, de l'infirmière au médecin en passant par la femme de ménage. Tout n'était que bonté chez cette femme, qui relisait sa vie en se disant "bonne mère". C'était son unique fierté et sa raison d'avoir mené plusieurs combats tambour battant. 

Lorsque submergée par ses angoisses elle était au plus mal, elle se ressaisissait toujours un peu le temps de me demander comment allaient "les gosses". Elle savait qui dormait mal la nuit, qui était sujet aux otites, et elle avait toujours un remède ancestral à me conseiller. Cela lui donnait, encore un peu, une raison d'être.

Je ne l'ai pas vue ces deux derniers week-end, je n'avais pas osé la prévenir parce qu'elle se mettait toujours à pleurer quand je lui annonçais mes absences. Elle est morte ce dimanche, et je n'étais pas là. Je lui avais promis. Et je n'étais pas là.

A Dieu Madame Champagne... 

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3 novembre 2014

Ta demeure en nous..

Dimanche matin, c'est l'heure d'aller chez Madame L. Elle dormait peut-être, elle a eu du mal à venir m'ouvrir. 

Madame L ne va pas mieux depuis le mois d'avril. Elle s'enferme dans un monde parallèle et ne parle presque plus. Elle mange, elle dort, elle reste assise sur son fauteuil le regard dans le vide. Des problèmes de santé viennent s'accumuler, et nous ne sommes pas très optimistes pour Madame L. La laisser ici chez elle c'est la tuer sciemment. 

Quand elle vient m'ouvrir, la télé est allumée. La messe se fait entendre. Comme chaque dimanche. Même si elle ne suit pas vraiment, même si elle réagit à peine quand je lui dis chaque fois que c'est une belle église, même si elle s'endort devant presque systématiquement. 

Je commence à travailler, la laissant sur son fauteuil. 

Le chant après la Communion résonne. Je l'aime beaucoup. Je lâche mon balai et viens près d'elle devant la télé. Sans réfléchir, je chante. Elle reste là immuable, le regard immobile. Et puis, je sens sa main. Elle prend la mienne. "C'est beau", me dit-elle.

A la fin dh chant, je la lâche doucement, elle se rassoit.

Je n'aurai pas une parole de plus toute l'heure qui suivra. 

Je suis partie, la laissant là, mais avec la certitude qu'il s'était passé quelque chose, le temps d'un chant.

 

 

 

 

27 septembre 2014

Avoir 65 ans

et être un homme qui a longuement subi le joug familial, et les frasques de sa belle famille...

c'est s'affranchir de tous les interdits, de toutes les conventions subies. 

C'est se dire que flûte on en a assez bavé, qu'on va pas s'embêter plus longtemps avec les non-dits.

C'est déclarer à haute et intelligible voix, quand son épouse évoque sa mère, la larme à l'oeil et le coeur battant ...

 

 

"Ah la maudite garce !"

 

 

 

... j'ai si naturellement explosé de rire que feu la belle-mère doit me maudire de là où elle se trouve....

 

 

14 août 2014

Un poil de modernité

Madame Vodka était prise d'une violente quinte de toux ce matin là à mon arrivée, elle n'arrivait quasiment plus à respirer, j'ai appelé le SAMU.

Le SAMU a fait venir les pompiers.

(logique...)

 

Après un petit coup d'oxygène, tout était rentré dans l'ordre et nous attendions de savoir si le médecin du SAMU donnait l'ordre, à distance, d'emmener Madame Vodka à l'hôpital.

(re-logique...)

Or par l'intermédiaire du dévoué pompier, difficile de savoir vraiment dans quel état se trouvait Madame Vodka. Le médecin n'arrivait pas à se décider. Le pompier, pour l'aider, décida de lui passer directement Madame Vodka au téléphone. Un iphone moderne avec comme fond d'écran une photo de son magnifique labrador.

-Tenez Madame, parlez au médecin !

Elle fronce les sourcils. Regarde le téléphone. Me regarde. Me scrute.

- Allez y, parlez, c'est le médecin au téléphone ! il veut savoir comment vous allez !

Elle regarde de nouveau l'écran du téléphone. Puis, d'un air tout-à-fait sérieux s'étonnant de notre ignorance :

- Mais enfin .... ce n'est pas le médecin.... c'est un chien !

5 juin 2014

Qui vous étiez

Madame M, vous avez rendu votre dernier soupir il y a quelques heures. Vous étiez seule dans votre appartement, vous n'aviez pas de mari ni d'enfants, tout juste quelques neveux. Qui saura encore qui vous étiez dans quelques mois, quelques années ? qui saura ce que vous pensiez, ce que vous avez vécu, qui s'en souviendra ? Je ne veux pas oublier et je veux laisser ici une trace de votre vie.

Vous avez vécu 101 années, riches et intenses. Une partie de votre enfance en Algérie vous a rendue allergique au couscous, et vous vous sentiez bretonne jusqu'au fond de l'âme. Vous aviez passé votre jeunesse ici, vous vouliez y mourir, c'est chose faite. 

Vous adoriez les Malheurs de Sophie et votre histoire préférée était celle de Jean le bossu, que vous lisiez en sanglotant au pied du lit de votre maman. Vous vous cachiez pour qu'elle ne vous voit pas pleurer. Votre aimiez les fables de la Fontaine, et il y a quelques semaines vous me récitiez encore le rat des villes et le rat des champs. Votre plat préféré était la choucroute de la mer, vous détestiez les poissons d'eaux douces, et vous vous régaliez surtout de toutes les sucreries possibles et imaginables. Vous avez roulé longtemps en twingo jaune poussin, et avec votre chien vous traversiez la France, jusqu'en Tunisie. Vous aviez l'habitude de la chaleur, parce que vous avez servi la France toute votre vie, en Afrique avec vos "trouffions" comme vous les appeliez affectueusement. Vous étiez une femme de poigne, un jour vous êtes arrivée sur une base et vous avez exigé que toutes les autres infirmières s'en aillent pour vous laisser travailler seule. On vous a fait confiance, et vous avez réussi. Vous étiez une marcheuse, dans les déserts africains d'abord, puis à la retraite dans les terres bretonnes. A 90 ans, vous marchiez encore 5 kilomètres tous les matins pour aller voir des petits canards au bord d'une mare. Canards que vous comptiez scrupuleusement pour voir si aucun ne manquait à l'appel, depuis le jour où vous aviez vu un oiseau en voler un pour le manger. Vous aimiez le vent, la pluie et les orages. Ca chassait les microbes. Vous avez fait semblant d'aimer la fleur que je vous ai offerte pour votre 101ème anniversaire mais vous m'avez rapidement demandé de la mettre dans la cusiine. Les fleurs étaient toxiques en intérieur, il était hors de question de dormir dans la même pièce qu'un vase. Vous étiez la plus fidèle cliente de Damart et ils vous le rendaient bien. A Noël dernier, vous chantiez encore devant la crèche un chant, dont je sais maintenant qu'il était antillais, sans doute une marque de vos voyages nombreux. Il se finissait par l'évocation d'un "Joseph concierge", et vous trouviez que ce pauvre Joseph n'était vraiment pas bien lotti dans l'affaire. Vous étiez catholique, un peu, pas trop, vous receviez les prêtres chez vous pour boire un coup, mais vous préfériez dire que vous regardiez la messe à la télé. Quand l'ennui vous a guetté, vers les 80 ans, vous vous êtes mise à confectionner des tapis et des broderies. Ils étaient partout dans votre appartement et jusqu'en janvier dernier, vous manquiez trente fois par jour de vous prendre les pieds dedans. 

Vous n'étiez pas triste de ne pas avoir eu d'enfants, peut-être un peu de ne pas avoir eu de mari. Mais vous avez eu des conquêtes, dont vous m'aviez parlé, juste un peu, l'oeil coquin, et dont je garderai le secret, c'est promis.

Votre vie a été celle d'une femme seule mais comblée, une femme libre, une femme forte, une femme heureuse. 

A Dieu Madame M, je vous aime de tout mon coeur et je vous l'ai dit la dernière fois que je vous ai vue. Vous êtes partie en le sachant, en m'ayant regardé dans le blanc des yeux alors que vous ne pouviez plus parler. Vous m'avez appris sans doute plus que vous ne le pensiez, et je ne vous oublierai jamais. Puisse le reste du monde savoir que vous avez, incroyablement et formidablement bien, existé.

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4 juin 2014

Ne me quitte pas...

Sur ses genoux, cette petite couverture à trous, qu'elle tripote de ses mains pleines d'arthrose. Madame C me la réclame chaque fois qu'elle s'assoit sur son fauteuil, quitte à faire des tas d'acrobaties pour qu'on l'attrape, coincé entre un montauban et une armoire. 

Sur son dos, ce châle en poils de chèvres d'angora "vous vous rendez compte, des si petites chèvres qui fabriquent un poil si chaud !". Il lui a été offert par une de ses uniques nièces il y a des années. Multi-fonctions, il lui réchauffe les épaules à table et les reins dans son lit. Il nous a fallu pas moins d'une heure trente pour le retrouver l'autre jour, mais il était hors de question que je la laisse sans châle. 

Sur sa table, deux mouchoirs en tissu. Madame S me demande solennellement de les rapprocher de sa main lorsqu'elle les trouve trop éloignés. Ils ne servent pas à grand chose mais ils sont là. Tantôt elle s'essuie le nez, la bouche, mais la plupart du temps elle se contente de les regarder, ou de les chiffonner. Elle n'a pas dormi la nuit dernière. Sa fille avait oublié de déposer les fameux mouchoirs sous son oreiller. 

Sur son lit, une robe de chambre. Vert bouteille, un peu moche, un peu usée, à la fermeture éclair coincée. Ce qui oblige cette petite dame de 93 ans à passer sa robe de chambre... par les pieds...! Qu'importe les risques de chute et la chic-attitude qui en prend un sérieux coup. Il n'y a pas d'autre élue que cette vieille robe de chambre. Celles en soie et en satin n'ont qu'à croupir dans un placard. 

 

Chacune ici fera les gros yeux face à un bébé avec une tétine dans la bouche. Chacune ici aura fait la guerre avec ses enfants puis ses petits-enfants, quitte à se fâcher avec leur belle-fille, contre les peluches, les bouts de tissus, les tétines et les lapins bleus pleins de bave. 

Mais toutes nonagénaires qu'elles sont, nous pourrons leur dire, la prochaine fois qu'elles dévisageront Arthur avec sa tétine et son lapin, qu'elles sont elles aussi accros que leurs arrières petits enfants. Qu'à 1, 2 ou 95 ans, on a finalement tous .. nos doudous !

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10 avril 2014

Lueur d'espoir

Madame L a une soixantaine d'années, trente de moins que mes clients habituels. Malade, elle s'effondre doucement depuis la mort de son mari et se laisse emporter par Alzheimer...

Madame L n'est pas méchante ni désagréable. Elle parle peu, répond à peine à mes questions, ne se souvient plus beaucoup de sa vie passée. Elle attend que les journées passent, et n'a comme loisir que la nourriture à laquelle elle ne résiste pas.

Chaque jour, je m'exerce au monologue chez Madame L. Je lui parle, lui raconte ma vie, lui donne des nouvelles de mes enfants. Elle ne réagit quasiment jamais, comme indifférente, comme vide. Mais je ne peux me résoudre à laisser s'installer ce silence morbide, même en ma présence. Alors je parle.

Nous sommes mercredi, tout se passe comme d'habitude. Je prépare le repas, j'astique, je monologue. La veille, j'avais parlé à Madame L de mon bébé malade qui m'avait réveillé une bonne trentaine de fois. Elle avait fait une petite moue et avait croqué dans sa tartine de pâté de campagne.

Mais ce jour là, alors que je pliais son linge, Madame L s'approche de moi et me dit :

- "Est-ce-que votre bébé va mieux ?"

 !!!!!!!!

Mes longs monologues n'auront pas été vains. Preuve que même là où l'on pense que tout est vide... il y a encore... de la Vie !

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9 avril 2014

Comment on laisse mourir les gens, en 2014, en France.

Parce que je crois que je dois écrire tout ça pour pouvoir continuer à écrire le reste...

 

Madame M a 101 ans. A Noël dernier, nous nous sommes balladées et je l'ai écoutée me chanter les chansons que lui fredonnait sa mère quand on bombardait sa ville en 1915.

Mais depuis quelques semaines, le corps de Madame M lui rappelle son âge. D'abord affaiblie, elle est maintenant complètement alitée. Elle me le disait "il faut que je marche ! IL FAUT QUE JE MARCHE ! bientôt, ah vous verrez! bientôt je ne pourrais plus sortir de mon lit !" ; elle avait raison. Aujourd'hui ses jambes ne la tiennent plus debout, ses mucles se sont affaiblis peu à peu. Elle ne réussit plus à se redresser, elle qui allait pourtant jusqu'aux WC sans déambulateur en pleine nuit il y a encore trois petits mois.

Mais Madame M n'est pas malade. Elle est juste très vieille. Sa tension est parfaite, ses reins fonctionnent à merveille, elle n'a même pas un peu de cholestérol.

Madame M n'a pas non plus de mari, ni d'enfants. Elle a mené sa vie tambour battant, seule ; la liberté qu'elle a tant chérie, aujourd'hui elle la paye.

Car elle n'a personne pour prendre de décision. Personne pour dire qu'elle ne peut plus rester seule chez elle. Personne non plus pour s'occuper d'elle, à part une infirmière le matin, une le soir, et deux aides à domicile qui viennent une heure dans la journée. Or Madame M ne supporte ni de se voir ainsi, ni la solitude qu'elle affronte vaillamment chaque jour, du fond de son lit médicalisé. Alors que fait-elle ? elle hurle. A l'aide. Au secours. Aidez-moi.

La situation traîne. Quand Madame M est jugée dans un état préoccupant, SOS médecin fait un passage. On accorde qu'elle est en fin de vie, qu'elle est dans une situation lamentable, protection à peine changée, perfusion arrachée, mais sa tension est bonne. Ah! alors si la tension est bonne... n'allons pas encombrer le service gériatrie. Laissons la plutôt crier jour et nuit en barbotant dans ses excréments.

Tout le monde se renvoie joyeusement la balle : ce n'est pas moi l'urgentiste qui décide, voyez avec l'infirmier ! ah non, ce n'est pas moi, voyez avec le médecin traitant ! ah non, moi médecin je n'ai aucun pouvoir : voyez avec.. la nièce, tenez ! mince, elle n'est toujours pas morte depuis la dernière fois qu'on m'a fait venir ?

Et la nièce, qui vit à 900 kilomètres, d'attendre gentiment son héritage....

 

Mesdames messieurs, avant d'arriver à un âge très avancé, si vous voulez rester en France où on ne sait pas quoi faire de nos anciens : tombez malade. On s'occupera mieux de vous que si vous avez le malheur d'être tout naturellement en fin de vie... mais dans un corps sain.

( puis mariez-vous et ayez des enfants : on peut oser éspérer que votre progéniture se souciera davantage de vous que des cousins germains aux dents qui rayent le parquet ; encore que... ce n'est pas une certitude ! )

12 février 2014

Le jour du Seigneur

- Vous avez connu le père Gaspard, vous ? non ? il était déjà mort sans doute. Il montait souvent à la maison, et nous discutions. Je lui avais offert une écharpe en cachemire. Il était content !

Madame M vit dans un petit appartement poussiéreux, où se nichent plusieurs crucifix, icônes, statuettes de la Sainte Vierge. Ces deux informations me font penser que Madame M est une fervente catholique, comme nombre de mes clientes.

- Une fois, il est arrivé et il m'a dit "il faut que vous vous confessiez !". Et puis quoi encore ?

Puisque je la connais bien et que je sais que je ne vais pas l'importuner, je pousse la conversation un peu plus loin...

- Ca faisait si longtemps que vous ne vous étiez pas confessée ?

... silence...

Mais pourtant, vous alliez à la messe tous les dimanches!

- Ooh...

Oh non, je n'y allais pas tous les dimanches!

- Comment Madame M ???, d'un air un peu faussement choquée, pour la taquiner.

- Mais....mais... MAIS.... je la regardais à la télé !

S'en suivent  un clin d'oeil savoureux (à 101 ans, l'espiéglerie est forcément savoureuse !), et un éclat de rire partagé...

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... le père Gaspard ne devait pas s'ennuyer !

2 janvier 2014

Et bonne année !

J'arrive chez Madame  C au petit matin, après avoir réveillonné et peu dormi. A peine me voit-elle qu'elle lance un frétillant "Bonne année !". Nous nous embrassons et je m'asseois sur son lit. Elle me raconte son réveillon, un peu chaotique à cause de son arthrose et des jeunes garnements qui se sont amusés à l'appeler au milieu de son sommeil. "Faîtes-en le moins possible !" J'exécute le minimum et reviens m'asseoir près d'elle. "Bien, maintenant, vous allez dans le buffet, vous sortez deux coupes. Ensuite vous déballerez le gâteau qui est là, vous irez dans le frigo, vous sortirez la bouteille !". J'essaie de refuser mais elle insiste. Lourdement. Je finis par me prendre dans la figure que je suis "bête de refuser". C'en est trop. Je débouche la bouteille. Il est 8h30, je digère encore le foie gras de la nuit, et je suis en train de boire une coupe de champagne avec une vieille dame de 93 ans.

 

"Du bonheur, de l'argent, et le Paradis avant la fin de l'année hein !" clame-t-elle en robe de chambre. Nous trinquons au café, et pour la première fois je formule le voeu à quelqu'un de mourir d'ici douze mois.. Elle le désire tellement que lui souhaiter une bonne santé me paraîtrait presque déplacé. En attendant "le néant" ("je ne crois ni en Dieu ni au diable !"), Madame B a décidé de réveillonner en me chantant une chanson de salle de garde, entendue il y a 80 ans lorsque son père, médecin, travaillait à l'hôpital. Avant d'entonner, elle me fait jurer de ne pas retenir ce qui suivra. Pas de chance pour Madame B, j'ai une très bonne mémoire :

"A la tienne Etienne, à la tienne mon vieux !

Sans ces garces de femmes nous serions tous des frères !

A la tienne Etienne, à la tienne mon vieux !

Sans ces garces de femmes, nous serions tous heu-reux !"

...

"Vous comprenez pourquoi mon médecin n'est pas un homme...."

 

 

Madame S ne sait plus très bien ce qu'elle a fait à Noël, ni même qui était là ou comment s'appellent ces petits-enfants. Elle n'a pas fêté la nouvelle année, et elle n'a pas commandé un plateau spécial réveillon, enfin elle ne croit pas. Elle ne voudrait pas me déranger, alors elle reste assise là sur son fauteuil sans bouger. Le regard vide, se demandant qui a bien pu lui mettre ce vernis rouge pimpant sur les ongles...

 

Madame L est un peu déçue de n'être toujours pas morte. Aujourd'hi est le jour J, cette fois elle en est certaine. On attaque quand même un bout de canard à l'orange et un peu de vin rouge. Une heure plus tard, le déjeuner est fini, la boite de chocolats bien entamée. Je lui apporte malgré moi la plus mauvaise nouvelle en ce premier jour de l'année : "vous avez bonne mine..."

 

Déjà 101 réveillons du jour de l'An... Je réveille Madame M qui dort de plus en plus, et de plus en plus profondément. C'est mauvais signe, nous le savons tous.Elle ouvre un oeil et me regarde avec un sourire. Elle déteste Noël, sa mère est morte un 25 décembre. Mais elle ne m'avait pas prévenue qu'elle détestait aussi les Saint Sylvestre. La faute au homard surgelé qu'on lui sert chaque année depuis 20 ans.  Elle récite une fable de la Fontaine, et voudrait que je lui lise un passage d'un livre de la Comtesse de Ségur. "Et vous, vous n'avez pas trop de malheurs dans votre vie ?". Caressant sa médaille de Sainte Anne, elle me demande de l'aider à se mettre en pyjama et à s'allonger dans son lit..., il est 16h.

 

"Venez, on va faire la sieste ensemble !". Madame P est un peu décalée, elle vient de finir de déjeuner, mon arrivée ne tombe pas à pic. Nous nous asseyons l'une à côté de l'autre après avoir religieusement fermé les volets. Ce soir elle a décidé de me parler d'elle, de sa vie. L'exode de 1940, elle l'a fait. Elle a traversé la France, en fuyant les allemands, pour finalement revenir à Paris, parce qu'il fallait bien travailler Sa fille était partie avec sa mère dans les Pyrenées pour "ne pas tous mourir en même temps". Personne n'est mort, et elle a eu plus tard une autre fille. Aujourd'hui elle est seule dans sa grande maison, personne n'est venu pour les fêtes mais elle s'est quand même offert une tranche de foie gras. "Ce n'est pas parce qu'ils ne viennent pas que je vais réveillonner avec des topinambours !" 

 

 

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