Sa liberté

Il a 82 ans. D'un pas alerte, il vient m'ouvrir la porte de sa grande maison.

- Alors c'est vous qui venez promener le vieux bonhomme ?

En réalité c'est lui qui me promène. Et nous n'allons pas faire une balade à pieds. Mais bien dans une grosse Audi qui attend son tour dans le garage. Et il n'est pas question que ce soit moi qui me mette au volant;

Ma foi, pour son grand âge, Monsieur A ne conduit pas si mal que ça. Il roule un peu à gauche parfois, grimpe sur quelques trottoirs, se pense prioritaire aux stops et espère que son arrière droit ne touchera pas la voiture garée sur son chemin... Il lui arrive aussi d'être en cinquième à 30 km/h, mais la voiture le tolère relativement bien.

En réalité même si j'ai déjà repéré où appuyer pour déclencher les feux de détresse, je suis en confiance avec mon chauffeur. Car cette vile dans laquelle il vieillit, il y est né, et y a passé toute sa vie. Alors les rues, il les connait par coeur. C'est son terrain de jeu.

Il m'apprend le nom de chaque rue, chaque lieu-dit, chaque rocher. Il parle d'histoire, de la guerre, de sa maison bombardée, de ce refuge pour sans-abri devenu un bar quelconque.

Partir se promener, c'est sa manière à lui de bien vieillir. Sereinement. Sortir sa voiture du garage, la garer dans la rue, déjeuner à la crêperie, revenir, et repartir quelques heures plus tard avec moi. Puis, après mon départ, la rentrer dans le garage. Le voilà occupé pour la journée. Monsieur A a trouvé comment vaincre l'isolement et profite de chaque balade comme si c'était la dernière. C'est sa liberté, son autonomie, son plaisir, c'est ne pas attendre la mort au coin du salon.

Et moi, assise à sa droite, surveillant la trajectoire d'une voiture bien docile, je me demande ce qu'il se passera si un jour Monsieur A ne peut plus conduire...